— Ces bêtes, disait-elle, c’est très douillet ; ça prend des coliques pour un rien… Ah ! mon pauvre vieux Balthazar ! Quand nous avons passé sur le pont de Neuilly, j’ai cru que nous étions descendus dans la Seine, tant il pleuvait.

Balthazar allait à l’auberge. Elle, restait sous l’averse, pour vendre ses légumes. Le carreau se changeait en une mare de boue liquide. Les choux, les carottes, les navets, battus par l’eau grise, se noyaient dans cette coulée de torrent fangeux, roulant à pleine chaussée. Ce n’était plus les verdures superbes des claires matinées. Les maraîchers, au fond de leur limousine, gonflaient le dos, sacrant contre l’administration qui, après enquête, a déclaré que la pluie ne fait pas de mal aux légumes, et qu’il n’y a pas lieu d’établir des abris[31].

Alors, les matinées pluvieuses désespérèrent Florent. Il songeait à madame François. Il s’échappait, allait causer un instant avec elle. Mais il ne la trouvait jamais triste. Elle se secouait comme un caniche, disait qu’elle en avait bien vu d’autres, qu’elle n’était pas en sucre, pour fondre comme ça aux premières gouttes d’eau. Il la forçait à entrer quelques minutes sous une rue couverte ; plusieurs fois même il la mena jusque chez monsieur Lebigre, où ils burent du vin chaud. Pendant qu’elle le regardait amicalement, de sa face tranquille, il était tout heureux de cette odeur saine des champs qu’elle lui apportait, dans les mauvaises haleines des Halles. Elle sentait la terre, le foin, le grand air, le grand ciel.

— Il faudra venir à Nanterre, mon garçon, disait-elle. Vous verrez mon potager ; j’ai mis des bordures de thym partout… Ça pue, dans votre gueux de Paris !

Et elle s’en allait, ruisselante. Florent était tout rafraîchi, quand il la quittait. Il tenta aussi le travail, pour combattre les angoisses nerveuses dont il souffrait. C’était un esprit méthodique qui poussait parfois le strict emploi de ses heures jusqu’à la manie. Il s’enferma deux soirs par semaine, afin d’écrire un grand ouvrage sur Cayenne. Sa chambre de pensionnaire était excellente, pensait-il, pour le calmer et le disposer au travail. Il allumait son feu, voyait si le grenadier, au pied de son lit, se portait bien ; puis, il approchait la petite table, il restait à travailler jusqu’à minuit. Il avait repoussé le paroissien et la Clef des songes au fond du tiroir, qui peu à peu s’emplit de notes, de feuilles volantes, de manuscrits de toutes sortes. L’ouvrage sur Cayenne n’avançait guère, coupé par d’autres projets, des plans de travaux gigantesques, dont il jetait l’esquisse en quelques lignes. Successivement, il ébaucha une réforme absolue du système administratif des Halles, une transformation des octrois en taxes sur les transactions, une répartition nouvelle de l’approvisionnement dans les quartiers pauvres, enfin une loi humanitaire encore très confuse, qui emmagasinait en commun les arrivages et assurait chaque jour un minimum de provisions à tous les ménages de Paris. L’échine pliée, perdu dans des choses graves, il mettait sa grande ombre noire au milieu de la douceur effacée de la mansarde. Et, parfois, un pinson qu’il avait ramassé dans les Halles, par un temps de neige, se trompait en voyant la lumière, jetait son cri dans le silence que troublait seul le bruit de la plume courant sur le papier.

Fatalement, Florent revint à la politique. Il avait trop souffert par elle, pour ne pas en faire l’occupation chère de sa vie. Il fût devenu, sans le milieu et les circonstances, un bon professeur de province, heureux de la paix de sa petite ville. Mais on l’avait traité en loup, il se trouvait maintenant comme marqué par l’exil pour quelque besogne de combat. Son malaise nerveux n’était que le réveil des longues songeries de Cayenne, de ses amertumes en face de souffrances imméritées, de ses serments de venger un jour l’humanité traitée à coups de fouet et la justice foulée aux pieds. Les Halles géantes, les nourritures débordantes et fortes, avaient hâté la crise. Elles lui semblaient la bête satisfaite et digérant, Paris entripaillé, cuvant sa graisse, appuyant sourdement l’Empire. Elles mettaient autour de lui des gorges énormes, des reins monstrueux, des faces rondes, comme de continuels arguments contre sa maigreur de martyr, son visage jaune de mécontent. C’était le ventre boutiquier, le ventre de l’honnêteté moyenne, se ballonnant, heureux, luisant au soleil, trouvant que tout allait pour le mieux, que jamais les gens de mœurs paisibles n’avaient engraissé si bellement. Alors, il se sentit les poings serrés, prêt à une lutte, plus irrité par la pensée de son exil, qu’il ne l’était en rentrant en France. La haine le reprit tout entier. Souvent, il laissait tomber sa plume, il rêvait. Le feu mourant tachait sa face d’une grande flamme, la lampe charbonneuse filait, pendant que le pinson, la tête sous l’aile, se rendormait sur une patte.

Quelquefois, à onze heures, Auguste, voyant de la lumière sous la porte, frappait, avant d’aller se coucher. Florent lui ouvrait avec quelque impatience. Le garçon charcutier s’asseyait, restait devant le feu, parlant peu, n’expliquant jamais pourquoi il venait. Tout le temps, il regardait la photographie qui les représentait, Augustine et lui, la main dans la main, endimanchés. Florent crut finir par comprendre qu’il se plaisait d’une façon particulière dans cette chambre où la jeune fille avait logé. Un soir, en souriant, il lui demanda s’il avait deviné juste.

— Peut-être bien, répondit Auguste très surpris de la découverte qu’il faisait lui-même. Je n’avais jamais songé à cela. Je venais vous voir sans savoir… Ah bien ! si je disais ça à Augustine, c’est elle qui rirait… Quand on doit se marier, on ne songe guère aux bêtises.

Lorsqu’il se montrait bavard, c’était pour revenir éternellement à la charcuterie qu’il ouvrirait à Plaisance, avec Augustine. Il semblait si parfaitement sûr d’arranger sa vie à sa guise, que Florent finit par éprouver pour lui une sorte de respect mêlé d’irritation. En somme, ce garçon était très fort, tout bête qu’il paraissait ; il allait droit à un but, il l’atteindrait sans secousses, dans une béatitude parfaite. Ces soirs-là, Florent ne pouvait se remettre au travail ; il se couchait mécontent, ne retrouvant son équilibre que lorsqu’il venait à penser : « Mais cet Auguste est une brute ! »

Chaque mois, il allait à Clamart voir monsieur Verlaque. C’était presque une joie pour lui. Le pauvre homme traînait, au grand étonnement de Gavard, qui ne lui avait pas donné plus de six mois. À chaque visite de Florent, le malade lui disait qu’il se sentait mieux, qu’il avait un bien grand désir de reprendre son travail. Mais les jours se passaient, des rechutes se produisaient. Florent s’asseyait à côté du lit, causant de la poissonnerie, tâchant d’apporter un peu de gaieté. Il mettait sur la table de nuit les cinquante francs qu’il abandonnait à l’inspecteur en titre ; et celui-ci, bien que ce fût une affaire convenue, se fâchait chaque fois, ne voulant pas de l’argent. Puis, on parlait d’autre chose, l’argent restait sur la table. Quand Florent partait, madame Verlaque l’accompagnait jusqu’à la porte de la rue. Elle était petite, molle, très larmoyante. Elle ne parlait que de la dépense occasionnée par la maladie de son mari, du bouillon de poulet, des viandes saignantes, du bordeaux, et du pharmacien, et du médecin. Cette conversation dolente gênait beaucoup Florent. Les premières fois, il ne comprit pas. Enfin, comme la pauvre dame pleurait toujours, en disant que, jadis, ils étaient heureux avec les dix-huit cents francs de la place d’inspecteur, il lui offrit timidement de lui remettre quelque chose, en cachette de son mari. Elle se défendit ; et sans transition, d’elle-même, elle assura que cinquante francs lui suffiraient. Mais, dans le courant du mois, elle écrivait souvent à celui qu’elle nommait leur sauveur ; elle avait une petite anglaise fine, des phrases faciles et humbles, dont elle emplissait juste trois pages, pour demander dix francs ; si bien que les cent cinquante francs de l’employé passaient entièrement au ménage Verlaque. Le mari l’ignorait sans doute, la femme lui baisait les mains. Cette bonne action était sa grande jouissance ; il la cachait comme un plaisir défendu qu’il prenait en égoïste.

— Ce diable de Verlaque se moque de vous, disait parfois Gavard. Il se dorlote, maintenant que vous lui faites des rentes.

Il finit par répondre, un jour :

— C’est arrangé, je ne lui abandonne plus que vingt-cinq francs.

D’ailleurs, Florent n’avait aucun besoin. Les Quenu lui donnaient toujours la table et le coucher. Les quelques francs qui lui restaient suffisaient à payer sa consommation, le soir, chez monsieur Lebigre. Peu à peu, sa vie s’était réglée comme une horloge : il travaillait dans sa chambre ; continuait ses leçons au petit Muche, deux fois par semaine, de huit à neuf heures ; accordait une soirée à la belle Lisa, pour ne pas la fâcher ; et passait le reste de son temps dans le cabinet vitré, en compagnie de Gavard et de ses amis.

Chez les Méhudin, il arrivait avec sa douceur un peu roide de professeur. Le vieux logis lui plaisait. En bas, il passait dans les odeurs fades du marchand d’herbes cuites ; des bassines d’épinards, des terrines d’oseille, refroidissaient, au fond d’une petite cour. Puis, il montait l’escalier tournant, gras d’humidité, dont les marches, tassées et creusées, penchaient d’une façon inquiétante. Les Méhudin occupaient tout le second étage. Jamais la mère n’avait voulu déménager, lorsque l’aisance était venue, malgré les supplications des deux filles, qui rêvaient d’habiter une maison neuve, dans une rue large. La vieille s’entêtait, disait qu’elle avait vécu là, qu’elle mourrait là. D’ailleurs, elle se contentait d’un cabinet noir, laissant les chambres à Claire et à la Normande. Celle-ci, avec son autorité d’aînée, s’était emparée de la pièce qui donnait sur la rue ; c’était la grande chambre, la belle chambre. Claire en fut si vexée, qu’elle refusa la pièce voisine, dont la fenêtre ouvrait sur la cour ; elle voulut aller coucher, de l’autre côté du palier, dans une sorte de galetas qu’elle ne fit pas même blanchir à la chaux. Elle avait sa clef, elle était libre ; à la moindre contrariété, elle s’enfermait chez elle.

Quand Florent se présentait, les Méhudin achevaient de dîner. Muche lui sautait au cou. Il restait un instant assis, avec l’enfant bavardant entre les jambes. Puis, lorsque la toile cirée était essuyée, la leçon commençait, sur un coin de la table. La belle Normande lui faisait un bon accueil. Elle tricotait ou raccommodait du linge, approchant sa chaise, travaillant à la même lampe ; souvent, elle laissait l’aiguille pour écouter la leçon, qui la surprenait. Elle eut bientôt une grande estime pour ce garçon si savant, qui paraissait doux comme une femme en parlant au petit, et qui avait une patience angélique à répéter toujours les mêmes conseils. Elle ne le trouvait plus laid du tout. Si bien qu’elle devint comme jalouse de la belle Lisa. Elle avançait sa chaise davantage, regardait Florent d’un sourire embarrassant.

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— Mais, maman, tu me pousses le coude, tu m’empêches d’écrire ! disait Muche en colère. Tiens ! voilà un pâté, maintenant ! Recule-toi donc !

Peu à peu, elle en vint à dire beaucoup de mal de la belle Lisa. Elle prétendait qu’elle cachait son âge, qu’elle se serrait à étouffer dans ses corsets ; si, dès le matin, la charcutière descendait, sanglée, vernie, sans qu’un cheveu dépassât l’autre, c’était qu’elle devait être affreuse en déshabillé. Alors, elle levait un peu les bras, en montrant qu’elle, dans son intérieur, ne portait pas de corset ; et elle gardait son sourire, développant son torse superbe, qu’on sentait rouler et vivre, sous sa mince camisole mal attachée. La leçon était interrompue. Muche, intéressé, regardait sa mère lever les bras. Florent écoutait, riait même, avec l’idée que les femmes étaient bien drôles. La rivalité de la belle Normande et de la belle Lisa l’amusait.

Muche, cependant, achevait sa page d’écriture. Florent, qui avait une belle main, préparait des modèles, des bandes de papier, sur lesquelles il écrivait, en gros et en demi-gros, des mots très longs, tenant toute la ligne. Il affectionnait les mots « tyranniquement, liberticide, anticonstitutionnel, révolutionnaire » ; ou bien, il faisait copier à l’enfant des phrases comme celles-ci : « Le jour de la justice viendra… La souffrance du juste est la condamnation du pervers… Quand l’heure sonnera, le coupable tombera. » Il obéissait très naïvement, en écrivant les modèles d’écriture, aux idées qui lui hantaient le cerveau ; il oubliait Muche, la belle Normande, tout ce qui l’entourait. Muche aurait copié le Contrat social[32]. Il alignait, pendant des pages entières, des « tyranniquement » et des « anticonstitutionnel », en dessinant chaque lettre.

Jusqu’au départ du professeur, la mère Méhudin tournait autour de la table, en grondant. Elle continuait à nourrir contre Florent une rancune terrible. Selon elle, il n’y avait pas de bon sens à faire travailler ainsi le petit, le soir, à l’heure où les enfants doivent dormir. Elle aurait certainement jeté « le grand maigre » à la porte, si la belle Normande, après une explication très orageuse, ne lui avait nettement déclaré qu’elle s’en irait loger ailleurs, si elle n’était pas maîtresse de recevoir chez elle qui bon lui semblait. D’ailleurs, chaque soir, la querelle recommençait.

— Tu as beau dire, répétait la vieille, il a l’œil faux… Puis, les maigres, je m’en défie. Un homme maigre, c’est capable de tout. Jamais je n’en ai rencontré un de bon… Le ventre lui est tombé dans les fesses à celui-là, pour sûr ; car il est plat comme une planche… Et pas beau avec ça ! Moi qui ai soixante-cinq ans passés, je n’en voudrais pas dans ma table de nuit.

Elle disait cela, parce qu’elle voyait bien comment tournaient les choses. Et elle parlait avec admiration de monsieur Lebigre, qui se montrait très galant, en effet, pour la belle Normande ; outre qu’il flairait là une grosse dot, il pensait que la jeune femme serait superbe au comptoir. La vieille ne tarissait pas : au moins celui-là n’était pas efflanqué ; il devait être fort comme un Turc ; elle allait jusqu’à s’enthousiasmer sur ses mollets, qu’il avait très gros. Mais la Normande haussait les épaules, en répondant aigrement :

— Je m’en moque pas mal, de ses mollets ; je n’ai besoin des mollets de personne… Je fais ce qu’il me plaît.

Et, si la mère voulait continuer et devenait trop nette :

— Eh bien, quoi ! criait la fille, ça ne vous regarde pas… Ce n’est pas vrai, d’ailleurs. Puis, si c’était vrai, je ne vous en demanderais pas la permission, n’est-ce pas ? Fichez-moi la paix.

Elle rentrait dans sa chambre en faisant claquer la porte. Elle avait pris dans la maison un pouvoir dont elle abusait. La vieille, la nuit, quand elle croyait surprendre quelque bruit, se levait, nu-pieds, pour écouter à la porte de sa fille si Florent n’était pas venu la retrouver. Mais celui-ci avait encore chez les Méhudin une ennemie plus rude. Dès qu’il arrivait, Claire se levait sans dire un mot, prenait un bougeoir, rentrait chez elle, de l’autre côté du palier. On l’entendait donner les deux tours à la serrure, avec une rage froide. Un soir que sa sœur invita le professeur à dîner, elle fit sa cuisine sur le carré et mangea dans sa chambre. Souvent, elle s’enfermait si étroitement qu’on ne la voyait pas d’une semaine. Elle restait molle toujours, avec des caprices de fer, des regards de bête méfiante, sous sa toison fauve pâle. La mère Méhudin, qui crut pouvoir se soulager avec elle, la rendit furieuse en lui parlant de Florent. Alors, la vieille, exaspérée, cria partout qu’elle s’en irait, si elle n’avait pas peur de laisser ses deux filles se manger entre elles.

Comme Florent se retirait, un soir, il passa devant la porte de Claire, restée grande ouverte. Il la vit très rouge, qui le regardait. L’attitude hostile de la jeune fille le chagrinait ; sa timidité avec les femmes l’empêchait seule de provoquer une explication. Ce soir-là, il serait certainement entré dans sa chambre, s’il n’avait aperçu, à l’étage supérieur, la petite face blanche de mademoiselle Saget, penchée sur la rampe. Il passa, et il n’avait pas descendu dix marches, que la porte de Claire, violemment refermée derrière son dos, ébranla toute la cage de l’escalier. Ce fut en cette occasion que mademoiselle Saget se convainquit que le cousin de madame Quenu couchait avec les deux Méhudin.

Florent ne songeait guère à ces belles filles. Il traitait d’ordinaire les femmes en homme qui n’a point de succès auprès d’elles. Puis, il dépensait en rêve trop de sa virilité. Il en vint à éprouver une véritable amitié pour la Normande ; elle avait un bon cœur, quand elle ne se montait pas la tête. Mais jamais il n’alla plus loin. Le soir, sous la lampe, tandis qu’elle approchait sa chaise, comme pour se pencher sur la page d’écriture de Muche, il sentait même son corps puissant et tiède à côté de lui avec un certain malaise. Elle lui semblait colossale, très lourde, presque inquiétante, avec sa gorge de géante ; il reculait ses coudes aigus, ses épaules sèches, pris de la peur vague d’enfoncer dans cette chair. Ses os de maigre avaient une angoisse au contact des poitrines grasses. Il baissait la tête, s’amincissait encore, incommodé par le souffle fort qui montait d’elle. Quand sa camisole s’entrebâillait, il croyait voir sortir, entre deux blancheurs, une fumée de vie, une haleine de santé qui lui passait sur la face, chaude encore, comme relevée d’une pointe de la puanteur des Halles, par les ardentes soirées de juillet. C’était un parfum persistant, attaché à la peau d’une finesse de soie, un suint de marée coulant des seins superbes, des bras royaux, de la taille souple, mettant un arôme rude dans son odeur de femme. Elle avait tenté toutes les huiles aromatiques ; elle se lavait à grande eau ; mais dès que la fraîcheur du bain s’en allait, le sang ramenait jusqu’au bout des membres la fadeur des saumons, la violette musquée des éperlans, les âcretés des harengs et des raies. Alors, le balancement de ses jupes dégageait une buée ; elle marchait au milieu d’une évaporation d’algues vaseuses ; elle était, avec son grand corps de déesse, sa pureté et sa pâleur admirables, comme un beau marbre ancien roulé par la mer et ramené à la côte dans le coup de filet d’un pêcheur de sardines. Florent souffrait ; il ne la désirait point, les sens révoltés par les après-midi de la poissonnerie ; il la trouvait irritante, trop salée, trop amère, d’une beauté trop large et d’un relent trop fort.

Mademoiselle Saget, quant à elle, jurait ses grands dieux qu’il était son amant. Elle s’était fâchée avec la belle Normande, pour une limande de dix sous. Depuis cette brouille, elle témoignait une grande amitié à la belle Lisa. Elle espérait arriver plus vite à connaître ainsi ce qu’elle appelait « le micmac des Quenu ». Florent continuant à lui échapper, elle était un corps sans âme, comme elle le disait elle-même, sans avouer la cause de ses doléances. Une jeune fille courant après les culottes d’un garçon n’aurait pas été plus désolée que cette terrible vieille, en sentant le secret du cousin lui glisser entre les doigts. Elle guettait le cousin, le suivait, le déshabillait, le regardait partout, avec une rage furieuse de ce que sa curiosité en rut ne parvenait pas à le posséder. Depuis qu’il venait chez les Méhudin, elle ne quittait plus la rampe de l’escalier. Puis, elle comprit que la belle Lisa était très irritée de voir Florent fréquenter « ces femmes ». Tous les matins, elle lui donna alors des nouvelles de la rue Pirouette. Elle entrait à la charcuterie, les jours de froid, ratatinée, rapetissée par la gelée ; elle posait ses mains bleuies sur l’étuve de melchior, se chauffant les doigts, debout devant le comptoir, n’achetant rien, répétant de sa voix fluette :

— Il était encore hier chez elles, il n’en sort plus… La Normande l’a appelé « mon chéri » dans l’escalier.

Elle mentait un peu pour rester et se chauffer les mains plus longtemps. Le lendemain du jour où elle crut voir sortir Florent de la chambre de Claire, elle accourut et fit durer l’histoire une bonne demi-heure. C’était une honte ; maintenant, le cousin allait d’un lit à l’autre.

— Je l’ai vu, dit-elle. Quand il en a assez avec la Normande, il va trouver la petite blonde sur la pointe des pieds. Hier, il quittait la blonde, et il retournait sans doute auprès de la grande brune, quand il m’a aperçue, ce qui lui a fait rebrousser chemin. Toute la nuit, j’entends les deux portes, ça ne finit pas… Et cette vieille Méhudin qui couche dans un cabinet entre les chambres de ses filles !

Lisa faisait une moue de mépris. Elle parlait peu, n’encourageant les bavardages de mademoiselle Saget que par son silence. Elle écoutait profondément. Quand les détails devenaient par trop scabreux :

— Non, non, murmurait-elle, ce n’est pas permis… Se peut-il qu’il y ait des femmes comme ça !

Alors, mademoiselle Saget lui répondait que, dame ! toutes les femmes n’étaient pas honnêtes comme elle. Ensuite, elle se faisait très tolérante pour le cousin. Un homme, ça court après chaque jupon qui passe ; puis, il n’était pas marié, peut-être. Et elle posait des questions sans en avoir l’air. Mais Lisa ne jugeait jamais le cousin, haussait les épaules, pinçait les lèvres. Quand mademoiselle Saget était partie, elle regardait, l’air écœuré, le couvercle de l’étuve, où la vieille avait laissé, sur le luisant du métal, la salissure terne de ses deux petites mains.

— Augustine, criait-elle, apportez donc un torchon pour essuyer l’étuve. C’est dégoûtant.

La rivalité de la belle Lisa et de la belle Normande devint alors formidable. La belle Normande était persuadée qu’elle avait enlevé un amant à son ennemie, et la belle Lisa se sentait furieuse contre cette pas-grand-chose qui finirait par les compromettre, en attirant ce sournois de Florent chez elle. Chacune apportait son tempérament dans leur hostilité ; l’une, tranquille, méprisante, avec des mines de femme qui relève ses jupes pour ne pas se crotter ; l’autre, plus effrontée, éclatant d’une gaieté insolente, prenant toute la largeur du trottoir, avec la crânerie d’un duelliste cherchant une affaire. Une de leurs rencontres occupait la poissonnerie pendant une journée. La belle Normande, quand elle voyait la belle Lisa sur le seuil de la charcuterie, faisait un détour pour passer devant elle, pour la frôler de son tablier ; alors, leurs regards noirs se croisaient comme des épées, avec l’éclair et la pointe rapides de l’acier. De son côté, lorsque la belle Lisa venait à la poissonnerie, elle affectait une grimace de dégoût, en approchant du banc de la belle Normande ; elle prenait quelque grosse pièce, un turbot, un saumon, à une poissonnière voisine, étalant son argent sur le marbre, ayant remarqué que cela touchait au cœur « la pas-grand-chose », qui cessait de rire. D’ailleurs, les deux rivales, à les entendre, ne vendaient que du poisson pourri et de la charcuterie gâtée. Mais leur poste de combat était surtout, la belle Normande à son banc, la belle Lisa à son comptoir, se foudroyant à travers la rue Rambuteau. Elles trônaient alors, dans leurs grands tabliers blancs, avec leurs toilettes et leurs bijoux. Dès le matin, la bataille commençait.

— Tiens ! la grosse vache est levée ! criait la belle Normande. Elle se ficelle comme ses saucissons, cette femme-là… Ah bien ! elle a remis son col de samedi, et elle porte encore sa robe de popeline !

Au même instant, de l’autre côté de la rue, la belle Lisa disait à sa fille de boutique :

— Voyez donc, Augustine, cette créature qui nous dévisage, là-bas. Elle est toute déformée, avec la vie qu’elle mène… Est-ce que vous apercevez ses boucles d’oreilles ? Je crois qu’elle a ses grandes poires, n’est-ce pas ? Ça fait pitié, des brillants, à des filles comme ça.

— Pour ce que ça lui coûte ! répondait complaisamment Augustine.

Quand l’une d’elles avait un bijou nouveau, c’était une victoire ; l’autre crevait de dépit. Toute la matinée, elles se jalousaient leurs clients, se montraient très maussades, si elles s’imaginaient que la vente allait mieux chez « la grande bringue d’en face ». Puis, venait l’espionnage du déjeuner ; elles savaient ce qu’elles mangeaient, épiaient jusqu’à leur digestion. L’après-midi, assises l’une dans ses viandes cuites, l’autre dans ses poissons, elles posaient, faisaient les belles, se donnaient un mal infini. C’était l’heure qui décidait du succès de la journée. La belle Normande brodait, choisissait des travaux d’aiguille très délicats, ce qui exaspérait la belle Lisa.

— Elle ferait mieux, disait-elle, de raccommoder les bas de son garçon, qui va nu-pieds… Voyez-vous cette demoiselle, avec ses mains rouges puant le poisson !

Elle, tricotait, d’ordinaire.

— Elle en est toujours à la même chaussette, remarquait l’autre ; elle dort sur l’ouvrage, elle mange trop… Si son cocu attend ça pour avoir chaud aux pieds !

Jusqu’au soir, elles restaient implacables, commentant chaque visite, l’œil si prompt, qu’elles saisissaient les plus minces détails de leur personne, lorsque d’autres femmes, à cette distance, déclaraient ne rien apercevoir du tout. Mademoiselle Saget fut dans l’admiration des bons yeux de madame Quenu, un jour que celle-ci distingua une égratignure sur la joue gauche de la poissonnière. « Avec des yeux comme ça, disait-elle, on verrait à travers les portes. » La nuit tombait, et souvent la victoire était indécise ; parfois, l’une demeurait sur le carreau ; mais, le lendemain, elle prenait sa revanche. Dans le quartier, on ouvrait des paris pour la belle Lisa ou pour la belle Normande.

Elles en vinrent à défendre à leurs enfants de se parler. Pauline et Muche étaient bons amis, auparavant ; Pauline, avec ses jupes raides de demoiselle comme il faut ; Muche, débraillé, jurant, tapant, jouant à merveille au charretier. Quand ils s’amusaient ensemble sur le large trottoir, devant le pavillon de la marée, Pauline faisait la charrette. Mais un jour que Muche alla la chercher, tout naïvement, la belle Lisa le mit à la porte, en le traitant de galopin.

— Est-ce qu’on sait, dit-elle, avec ces enfants mal élevés !… Celui-ci a de si mauvais exemples sous les yeux, que je ne suis pas tranquille, quand il est avec ma fille.

L’enfant avait sept ans. Mademoiselle Saget, qui se trouvait là, ajouta :

— Vous avez bien raison. Il est toujours fourré avec les petites du quartier, ce garnement… On l’a trouvé dans une cave, avec la fille du charbonnier.

La belle Normande, quand Muche vint en pleurant lui raconter l’aventure, entra dans une colère terrible. Elle voulait aller tout casser chez les Quenu-Gradelle. Puis, elle se contenta de donner le fouet à Muche.

— Si tu y retournes jamais, cria-t-elle, furieuse, tu auras affaire à moi !

Mais la véritable victime des deux femmes était Florent. Au fond, lui seul les avait mises sur ce pied de guerre, elles ne se battaient que pour lui. Depuis son arrivée, tout allait de mal en pis ; il compromettait, fâchait, troublait ce monde qui avait vécu jusque-là dans une paix si grasse. La belle Normande l’aurait volontiers griffé, quand elle le voyait s’oublier trop longtemps chez les Quenu ; c’était pour beaucoup l’ardeur de la lutte qui la poussait au désir de cet homme. La belle Lisa gardait une attitude de juge, devant la mauvaise conduite de son beau-frère, dont les rapports avec les deux Méhudin faisaient le scandale du quartier. Elle était horriblement vexée ; elle s’efforçait de ne pas montrer sa jalousie, une jalousie particulière, qui, malgré son dédain de Florent et sa froideur de femme honnête, l’exaspérait, chaque fois qu’il quittait la charcuterie pour aller rue Pirouette, et qu’elle s’imaginait les plaisirs défendus qu’il devait y goûter.

Le dîner, le soir, chez les Quenu, devenait moins cordial. La netteté de la salle à manger prenait un caractère aigu et cassant. Florent sentait un reproche, une sorte de condamnation dans le chêne clair, la lampe trop propre, la natte trop neuve. Il n’osait presque plus manger, de peur de laisser tomber des miettes de pain et de salir son assiette. Cependant, il avait une belle simplicité qui l’empêchait de voir. Partout, il vantait la douceur de Lisa. Elle restait très douce, en effet. Elle lui disait, avec un sourire, comme en plaisantant :

— C’est singulier, vous ne mangez pas mal, maintenant, et pourtant vous ne devenez pas gras… Ça ne vous profite pas.

Quenu riait plus haut, tapait sur le ventre de son frère, en prétendant que toute la charcuterie y passerait, sans seulement laisser épais de graisse comme une pièce de deux sous. Mais, dans l’insistance de Lisa, il y avait cette haine, cette méfiance des maigres que la mère Méhudin témoignait plus brutalement ; il y avait aussi une allusion détournée à la vie de débordements que Florent menait. Jamais, d’ailleurs, elle ne parlait devant lui de la belle Normande. Quenu ayant fait une plaisanterie, un soir, elle était devenue si glaciale, que le digne homme ne recommença pas. Après le dessert, ils demeuraient là un instant. Florent, qui avait remarqué l’humeur de sa belle-sœur, quand il partait trop vite, cherchait un bout de conversation. Elle était tout près de lui. Il ne la trouvait pas tiède et vivante, comme la poissonnière ; elle n’avait pas, non plus, la même odeur de marée, pimentée et de haut goût ; elle sentait la graisse, la fadeur des belles viandes. Pas un frisson ne faisait faire un pli à son corsage tendu. Le contact trop ferme de la belle Lisa inquiétait plus encore ses os de maigre que l’approche tendre de la belle Normande. Gavard lui dit une fois, en grande confidence, que madame Quenu était certainement une belle femme, mais qu’il les aimait « moins blindées que cela ».

Lisa évitait de parler de Florent à Quenu. Elle faisait, d’habitude, grand étalage de patience. Puis, elle croyait honnête de ne pas se mettre entre les deux frères, sans avoir de bien sérieux motifs. Comme elle le disait, elle était très bonne, mais il ne fallait pas la pousser à bout. Elle en était à la période de tolérance, le visage muet, la politesse stricte, l’indifférence affectée, évitant encore avec soin tout ce qui aurait pu faire comprendre à l’employé qu’il couchait et qu’il mangeait chez eux, sans que jamais on vît son argent ; non pas qu’elle eût accepté un payement quelconque, elle était au-dessus de cela ; seulement, il aurait pu, vraiment, déjeuner au moins dehors. Elle fit remarquer un jour à Quenu :

— On n’est plus seuls. Quand nous voulons nous parler, maintenant, il faut attendre que nous soyons couchés, le soir.

Et, un soir, elle lui dit, sur l’oreiller :

— Il gagne cent cinquante francs, n’est-ce pas ? ton frère… C’est singulier qu’il ne puisse pas mettre quelque chose de côté pour s’acheter du linge. J’ai encore été obligée de lui donner trois vieilles chemises à toi.

— Bah ! ça ne fait rien, répondit Quenu, il n’est pas difficile, mon frère… Il faut lui laisser son argent.

— Oh ! bien sûr, murmura Lisa, sans insister davantage, je ne dis pas ça pour ça… Qu’il le dépense bien ou mal, ce n’est pas notre affaire.

Elle était persuadée qu’il mangeait ses appointements chez les Méhudin. Elle ne sortit qu’une fois de son attitude calme, de cette réserve de tempérament et de calcul. La belle Normande avait fait cadeau à Florent d’un saumon, superbe. Celui-ci, très embarrassé de son saumon, n’ayant pas osé le refuser, l’apporta à la belle Lisa.

— Vous en ferez un pâté, dit-il ingénument.

Elle le regardait fixement, les lèvres blanches ; puis, d’une voix qu’elle tâchait de contenir :

— Est-ce que vous croyez que nous avons besoin de nourriture, par exemple ! Dieu merci ! il y a assez à manger ici !… Remportez-le !

— Mais faites-le-moi cuire, au moins, reprit Florent, étonné de sa colère ; je le mangerai.

Alors elle éclata.

— La maison n’est pas une auberge, peut-être ! Dites aux personnes qui vous l’ont donné de le faire cuire, si elles veulent. Moi, je n’ai pas envie d’empester mes casseroles… Remportez-le, entendez-vous !

Elle l’aurait pris et jeté à la rue. Il le porta chez monsieur Lebigre, où Rose reçut l’ordre d’en faire un pâté. Et, un soir, dans le cabinet vitré, on mangea le pâté. Gavard paya des huîtres. Florent, peu à peu, venait davantage, ne quittait plus le cabinet. Il y trouvait un milieu surchauffé, où ses fièvres politiques battaient à l’aise. Parfois, maintenant, quand il s’enfermait dans sa mansarde pour travailler, la douceur de la pièce l’impatientait, la recherche théorique de la liberté ne lui suffisait plus, il fallait qu’il descendît, qu’il allât se contenter dans les axiomes tranchants de Charvet et dans les emportements de Logre. Les premiers soirs, ce tapage, ce flot de paroles l’avait gêné ; il en sentait encore le vide, mais il éprouvait un besoin de s’étourdir, de se fouetter, d’être poussé à quelque résolution extrême qui calmât ses inquiétudes d’esprit. L’odeur du cabinet, cette odeur liquoreuse, chaude de la fumée du tabac, le grisait, lui donnait une béatitude particulière, un abandon de lui-même, dont le bercement lui faisait accepter sans difficulté des choses très grosses. Il en vint à aimer les figures qui étaient là, à les retrouver, à s’attarder à elles avec le plaisir de l’habitude. La face douce et barbue de Robine, le profil sérieux de Clémence, la maigreur blême de Charvet, la bosse de Logre, et Gavard, et Alexandre, et Lacaille, entraient dans sa vie, y prenaient une place de plus en plus grande. C’était pour lui comme une jouissance toute sensuelle. Lorsqu’il posait la main sur le bouton de cuivre du cabinet, il lui semblait sentir ce bouton vivre, lui chauffer les doigts, tourner de lui-même ; il n’eût pas éprouvé une sensation plus vive, en prenant le poignet souple d’une femme.

À la vérité, il se passait des choses très graves dans le cabinet. Un soir, Logre, après avoir tempêté avec plus de violence que de coutume, donna des coups de poing sur la table, en déclarant que si l’on était des hommes, on flanquerait le gouvernement par terre. Et il ajouta qu’il fallait s’entendre tout de suite, si l’on voulait être prêt, quand la débâcle arriverait. Puis, les têtes rapprochées, à voix plus basse, on convint de former un petit groupe prêt à toutes les éventualités. Gavard, à partir de ce jour, fut persuadé qu’il faisait partie d’une société secrète et qu’il conspirait. Le cercle ne s’étendit pas, mais Logre promit de l’aboucher avec d’autres réunions qu’il connaissait. À un moment, quand on tiendrait tout Paris dans la main, on ferait danser les Tuileries. Alors, ce furent des discussions sans fin qui durèrent plusieurs mois : questions d’organisation, questions de but et de moyens, questions de stratégie et de gouvernement futur. Dès que Rose avait apporté le grog de Clémence, les chopes de Charvet et de Robine, les mazagrans de Logre, de Gavard et de Florent, et les petits verres de Lacaille et d’Alexandre, le cabinet était soigneusement barricadé, la séance était ouverte.

Charvet et Florent restaient naturellement les voix le plus écoutées. Gavard n’avait pu tenir sa langue, contant peu à peu toute l’histoire de Cayenne, ce qui mettait Florent dans une gloire de martyr. Ses paroles devenaient des actes de foi. Un soir, le marchand de volailles, vexé d’entendre attaquer son ami qui était absent, s’écria :

— Ne touchez pas à Florent, il est allé à Cayenne !

Mais Charvet se trouvait très piqué de cet avantage.

— Cayenne, Cayenne, murmurait-il entre ses dents, on n’y était pas si mal que ça, après tout !

Et il tentait de prouver que l’exil n’est rien, que la grande souffrance consiste à rester dans son pays opprimé, la bouche bâillonnée, en face du despotisme triomphant. Si, d’ailleurs, on ne l’avait pas arrêté, au 2 décembre, ce n’était pas sa faute. Il laissait même entendre que ceux qui se font prendre sont des imbéciles. Cette jalousie sourde en fit l’adversaire systématique de Florent. Les discussions finissaient toujours par se circonscrire entre eux deux. Et ils parlaient encore pendant des heures, au milieu du silence des autres, sans que jamais l’un d’eux se confessât battu.

Une des questions les plus caressées était celle de la réorganisation du pays, au lendemain de la victoire.

— Nous sommes vainqueurs, n’est-ce pas ?… commençait Gavard.

Et, le triomphe une fois bien entendu, chacun donnait son avis. Il y avait deux camps. Charvet, qui professait l’hébertisme, avait avec lui Logre et Robine. Florent toujours perdu dans son rêve humanitaire, se prétendait socialiste et s’appuyait sur Alexandre et sur Lacaille. Quant à Gavard, il ne répugnait pas aux idées violentes ; mais, comme on lui reprochait quelquefois sa fortune, avec d’aigres plaisanteries qui l’émotionnaient, il était communiste.

— Il faudra faire table rase, disait Charvet de son ton bref, comme s’il eût donné un coup de hache. Le tronc est pourri, on doit l’abattre.

— Oui ! oui ! reprenait Logre, se mettant debout pour être plus grand, ébranlant la cloison sous les bonds de sa bosse. Tout sera fichu par terre, c’est moi qui vous le dis… Après, on verra.

Robine approuvait de la barbe. Son silence jouissait, quand les propositions devenaient tout à fait révolutionnaires. Ses yeux prenaient une grande douceur au mot de guillotine ; il les fermait à demi, comme s’il voyait la chose, et qu’elle l’eût attendri ; et, alors, il grattait légèrement son menton sur la pomme de sa canne, avec un sourd ronronnement de satisfaction.

— Cependant, disait à son tour Florent, dont la voix gardait un son lointain de tristesse, cependant si vous abattez l’arbre, il sera nécessaire de garder des semences… Je crois, au contraire, qu’il faut conserver l’arbre pour greffer sur lui la vie nouvelle… La révolution politique est faite, voyez-vous ; il faut aujourd’hui songer au travailleur, à l’ouvrier ; notre mouvement devra être tout social. Et je vous défie bien d’arrêter cette revendication du peuple. Le peuple est las, il veut sa part.

Ces paroles enthousiasmaient Alexandre. Il affirmait, avec sa bonne figure réjouie, que c’était vrai, que le peuple était las.

— Et nous voulons notre part, ajoutait Lacaille, d’un air plus menaçant. Toutes les révolutions, c’est pour les bourgeois. Il y en a assez, à la fin. À la première, ce sera pour nous.

Alors, on ne s’entendait plus. Gavard offrait de partager. Logre refusait, en jurant qu’il ne tenait pas à l’argent. Puis, peu à peu, Charvet, dominant le tumulte, continuait tout seul :

— L’égoïsme des classes est un des soutiens les plus fermes de la tyrannie. Il est mauvais que le peuple soit égoïste. S’il nous aide, il aura sa part… Pourquoi voulez-vous que je me batte pour l’ouvrier, si l’ouvrier refuse de se battre pour moi ?… Puis, la question n’est pas là. Il faut dix ans de dictature révolutionnaire, si l’on veut habituer un pays comme la France à l’exercice de la liberté.

— D’autant plus, disait nettement Clémence, que l’ouvrier n’est pas mûr et qu’il doit être dirigé.

Elle parlait rarement. Cette grande fille grave, perdue au milieu de tous ces hommes, avait une façon professorale d’écouter parler politique. Elle se renversait contre la cloison, buvait son grog à petits coups, en regardant les interlocuteurs, avec des froncements de sourcils, des gonflements de narines, toute une approbation ou une désapprobation muettes, qui prouvaient qu’elle comprenait, qu’elle avait des idées très arrêtées sur les matières les plus compliquées. Parfois, elle roulait une cigarette, soufflait du coin des lèvres des jets de fumée minces, devenait plus attentive. Il semblait que le débat eût lieu devant elle, et qu’elle dût distribuer des prix à la fin. Elle croyait certainement garder sa place de femme, en réservant son avis, en ne s’emportant pas comme les hommes. Seulement, au fort des discussions, elle lançait une phrase, elle concluait d’un mot, elle « rivait le clou » à Charvet lui-même, selon l’expression de Gavard. Au fond, elle se croyait beaucoup plus forte que ces messieurs. Elle n’avait de respect que pour Robine, dont elle couvait le silence de ses grands yeux noirs.

Florent, pas plus que les autres, ne faisait attention à Clémence. C’était un homme pour eux. On lui donnait des poignées de main à lui démancher le bras. Un soir, Florent assista aux fameux comptes. Comme la jeune femme venait de toucher son argent, Charvet voulut lui emprunter dix francs. Mais elle dit que non, qu’il fallait savoir où ils en étaient auparavant. Ils vivaient sur la base du mariage libre et de la fortune libre ; chacun d’eux payait ses dépenses, strictement ; comme ça, disaient-ils, ils ne se devaient rien, ils n’étaient pas esclaves. Le loyer, la nourriture, le blanchissage, les menus plaisirs, tout se trouvait écrit, noté, additionné. Ce soir-là, Clémence, vérification faite, prouva à Charvet qu’il lui devait déjà cinq francs. Elle lui remit ensuite les dix francs, en lui disant :

— Marque que tu m’en dois quinze, maintenant… Tu me les rendras le 5, sur les leçons du petit Léhudier.

Quand on appelait Rose pour payer, ils tiraient chacun de leur poche les quelques sous de leur consommation. Charvet traitait même en riant Clémence d’aristocrate, parce qu’elle prenait un grog ; il disait qu’elle voulait l’humilier, lui faire sentir qu’il gagnait moins qu’elle, ce qui était vrai ; et il y avait, au fond de son rire, une protestation contre ce gain plus élevé, qui le rabaissait, malgré sa théorie de l’égalité des sexes.

Si les discussions n’aboutissaient guère, elles tenaient ces messieurs en haleine. Il sortait un bruit formidable du cabinet ; les vitres dépolies vibraient comme des peaux de tambour. Parfois, le bruit devenait si fort que Rose, avec sa langueur, versant au comptoir un canon à quelque blouse, tournait la tête d’inquiétude.

— Ah bien ! merci, ils se cognent là-dedans, disait la blouse, en reposant le verre sur le zinc, et en se torchant la bouche d’un revers de main.

— Pas de danger, répondait tranquillement monsieur Lebigre ; ce sont des messieurs qui causent.

Monsieur Lebigre, très rude pour les autres consommateurs, les laissait crier à leur aise, sans jamais leur faire la moindre observation. Il restait des heures sur la banquette du comptoir, en gilet à manches, sa grosse tête ensommeillée appuyée contre la glace, suivant du regard Rose qui débouchait des bouteilles ou qui donnait des coups de torchon. Les jours de belle humeur, quand elle était devant lui, plongeant des verres dans le bassin aux rinçures, les poignets nus, il la pinçait fortement au gras des jambes, sans qu’on pût le voir, ce qu’elle acceptait avec un sourire d’aise. Elle ne trahissait même pas cette familiarité par un sursaut ; lorsqu’il l’avait pincée au sang, elle disait qu’elle n’était pas chatouilleuse. Cependant, monsieur Lebigre, dans l’odeur de vin et le ruissellement de clartés chaudes qui l’assoupissaient, tendait l’oreille aux bruits du cabinet. Il se levait quand les voix montaient, allait s’adosser à la cloison ; ou même il poussait la porte, il entrait, s’asseyait un instant, en donnant une tape sur la cuisse de Gavard. Là, il approuvait tout de la tête. Le marchand de volailles disait que, si ce diable de Lebigre n’avait guère l’étoffe d’un orateur, on pouvait compter sur lui « le jour du grabuge ».

Mais Florent, un matin, aux Halles, dans une querelle affreuse qui éclata entre Rose et une poissonnière, à propos d’une bourriche de harengs que celle-ci avait fait tomber d’un coup de coude, sans le vouloir, l’entendit traiter de « panier à mouchard » et de « torchon de la préfecture ». Quand il eut rétabli la paix, on lui en dégoisa long sur monsieur Lebigre : il était de la police ; tout le quartier le savait bien ; mademoiselle Saget, avant de se servir chez lui, disait l’avoir rencontré une fois allant au rapport ; puis, c’était un homme d’argent, un usurier qui prêtait à la journée aux marchands des quatre-saisons, et qui leur louait des voitures, en exigeant un intérêt scandaleux. Florent fut très ému. Le soir même, en étouffant la voix, il crut devoir répéter ces choses à ces messieurs. Ils haussèrent les épaules, rirent beaucoup de ses inquiétudes.

— Ce pauvre Florent ! dit méchamment Charvet, parce qu’il est allé à Cayenne, il s’imagine que toute la police est à ses trousses.

Gavard donna sa parole d’honneur que Lebigre était « un bon, un pur ». Mais ce fut surtout Logre qui se fâcha. Sa chaise craquait ; il déblatérait, il déclarait que ce n’était pas possible de continuer comme cela, que si l’on accusait tout le monde d’être de la police, il aimait mieux rester chez lui et ne plus s’occuper de politique. Est-ce qu’on n’avait pas osé dire qu’il en était, lui, Logre ! lui qui s’était battu en 48 et en 51, qui avait failli être transporté deux fois ! Et, en criant cela, il regardait les autres, la mâchoire en avant, comme s’il eût voulu leur clouer violemment et quand même la conviction qu’il « n’en était pas ». Sous ses regards furibonds, les autres protestèrent du geste. Cependant, Lacaille, en entendant traiter monsieur Lebigre d’usurier, avait baissé la tête.

Les discussions noyèrent cet incident. Monsieur Lebigre, depuis que Logre avait lancé l’idée d’un complot, donnait des poignées de main plus rudes aux habitués du cabinet. À la vérité, leur clientèle devait être d’un maigre profit ; ils ne renouvelaient jamais leurs consommations. À l’heure du départ, ils buvaient la dernière goutte de leur verre, sagement ménagé pendant les ardeurs des théories politiques et sociales. Le départ, dans le froid humide de la nuit, était tout frissonnant. Ils restaient un instant sur le trottoir, les yeux brûlés, les oreilles assourdies, comme surpris par le silence noir de la rue. Derrière eux, Rose mettait les boulons des volets. Puis, quand ils s’étaient serré les mains, épuisés, ne trouvant plus un mot, ils se séparaient, mâchant encore des arguments, avec le regret de ne pouvoir s’enfoncer mutuellement leur conviction dans la gorge. Le dos rond de Robine moutonnait, disparaissait du côté de la rue Rambuteau ; tandis que Charvet et Clémence s’en allaient par les Halles, jusqu’au Luxembourg, côte à côte, faisant sonner militairement leurs talons, en discutant encore quelque point de politique ou de philosophie, sans jamais se donner le bras.

Le complot mûrissait lentement. Au commencement de l’été, il n’était toujours question que de la nécessité de « tenter le coup ». Florent, qui, dans les premiers temps, éprouvait une sorte de méfiance, finit par croire à la possibilité d’un mouvement révolutionnaire. Il s’en occupait très sérieusement, prenant des notes, faisant des plans écrits. Les autres parlaient toujours. Lui, peu à peu, concentra sa vie dans l’idée fixe dont il se battait le crâne chaque soir, au point qu’il mena son frère Quenu chez monsieur Lebigre, naturellement, sans songer à mal. Il le traitait toujours un peu comme son élève, il dut même penser qu’il avait le devoir de le lancer dans la bonne voie. Quenu était absolument neuf en politique. Mais au bout de cinq ou six soirées, il se trouva à l’unisson. Il montrait une grande docilité, une sorte de respect pour les conseils de son frère, quand la belle Lisa n’était pas là. D’ailleurs, ce qui le séduisit, avant tout, ce fut la débauche bourgeoise de quitter sa charcuterie, de venir s’enfermer dans ce cabinet où l’on criait si fort, et où la présence de Clémence mettait pour lui une pointe d’odeur suspecte et délicieuse. Aussi bâclait-il ses andouilles maintenant, afin d’accourir plus vite, ne voulant pas perdre un mot de ces discussions qui lui semblaient très fortes, sans qu’il pût souvent les suivre jusqu’au bout. La belle Lisa s’apercevait très bien de sa hâte à s’en aller. Elle ne disait encore rien. Quand Florent l’emmenait, elle venait sur le seuil de la porte les voir entrer chez monsieur Lebigre, un peu pâle, les yeux sévères.

Mademoiselle Saget, un soir, reconnut de sa lucarne l’ombre de Quenu sur les vitres dépolies de la grande fenêtre du cabinet donnant rue Pirouette. Elle avait trouvé là un poste d’observation excellent, en face de cette sorte de transparent laiteux, où se dessinaient les silhouettes de ces messieurs, avec des nez subits, des mâchoires tendues qui jaillissaient, des bras énormes qui s’allongeaient brusquement, sans qu’on aperçût les corps. Ce démanchement surprenant de membres, ces profils muets et furibonds trahissant au-dehors les discussions ardentes du cabinet, la tenaient derrière ses rideaux de mousseline jusqu’à ce que le transparent devînt noir. Elle flairait là « un coup de mistoufle ». Elle avait fini par connaître les ombres, aux mains, aux cheveux, aux vêtements. Dans ce pêle-mêle de poings fermés, de têtes coléreuses, d’épaules gonflées, qui semblaient se décoller et rouler les unes sur les autres, elle disait nettement : « Ça, c’est le grand dadais de cousin ; ça, c’est ce vieux grigou de Gavard, et voilà le bossu, et voilà cette perche de Clémence. » Puis, lorsque les silhouettes s’échauffaient, devenaient absolument désordonnées, elle était prise d’un besoin irrésistible de descendre, d’aller voir. Elle achetait son cassis le soir, sous le prétexte qu’elle se sentait « toute chose », le matin ; il le lui fallait, disait-elle, au saut du lit. Le jour où elle vit la tête lourde de Quenu, barrée à coups nerveux par le mince poignet de Charvet, elle arriva chez monsieur Lebigre très essoufflée, elle fit rincer sa petite bouteille par Rose, afin de gagner du temps. Cependant, elle allait remonter chez elle, lorsqu’elle entendit la voix du charcutier dire avec une netteté enfantine :

— Non, il n’en faut plus… On leur donnera un coup de torchon solide, à ce tas de farceurs de députés et de ministres, à tout le tremblement, enfin !

Le lendemain, dès huit heures, mademoiselle Saget était à la charcuterie. Elle y trouva madame Lecœur et la Sarriette, qui plongeaient le nez dans l’étuve, achetant des saucisses chaudes pour leur déjeuner. Comme la vieille fille les avait entraînées dans sa querelle contre la belle Normande, à propos de la limande de dix sous, elles s’étaient du coup remises toutes deux avec la belle Lisa. Maintenant la poissonnière ne valait pas gros comme ça de beurre. Et elles tapaient sur les Méhudin, des filles de rien qui n’en voulaient qu’à l’argent des hommes. La vérité était que mademoiselle Saget avait laissé entendre à madame Lecœur que Florent repassait parfois une des deux sœurs à Gavard, et qu’à eux quatre, ils faisaient des parties à crever chez Baratte, bien entendu avec les pièces de cent sous du marchand de volailles. Madame Lecœur en resta dolente, les yeux jaunes de bile.

Ce matin-là, c’était à madame Quenu que la vieille fille voulait porter un coup. Elle tourna devant le comptoir ; puis, de sa voix la plus douce :

— J’ai vu monsieur Quenu hier soir, dit-elle. Ah bien ! allez, ils s’amusent, dans ce cabinet, où ils font tant de bruit.

Lisa s’était tournée du côté de la rue, l’oreille très attentive, mais ne voulant sans doute pas écouter de face. Mademoiselle Saget fit une pause, espérant qu’on la questionnerait. Elle ajouta plus bas :

— Ils ont une femme avec eux… Oh ! pas monsieur Quenu, je ne dis pas ça, je ne sais pas…

— C’est Clémence, interrompit la Sarriette, une grande sèche, qui fait la dinde, parce qu’elle est allée en pension. Elle vit avec un professeur râpé… Je les ai vus ensemble ; ils ont toujours l’air de se conduire au poste.

— Je sais, je sais, reprit la vieille, qui connaissait son Charvet et sa Clémence à merveille, et qui parlait uniquement pour inquiéter la charcutière.

Celle-ci ne bronchait pas. Elle avait l’air de regarder quelque chose de très intéressant, dans les Halles. Alors, l’autre employa les grands moyens. Elle s’adressa à madame Lecœur :

— Je voulais vous dire, vous feriez bien de conseiller à votre beau-frère d’être prudent. Ils crient des choses à faire trembler, dans ce cabinet. Les hommes, vraiment, ça n’est pas raisonnable, avec leur politique. Si on les entendait, n’est-ce pas ? ça pourrait très mal tourner pour eux.

— Gavard fait ce qui lui plaît, soupira madame Lecœur. Il ne manque plus que ça. L’inquiétude m’achèvera, s’il se fait jamais jeter en prison.

Et une lueur parut dans ses yeux brouillés. Mais la Sarriette riait, secouant sa petite figure toute fraîche de l’air du matin.

— C’est Jules, dit-elle, qui les arrange, ceux qui disent du mal de l’Empire… Il faudrait les flanquer tous à la Seine, parce que, comme il me l’a expliqué, il n’y a pas avec eux un seul homme comme il faut.

— Oh ! continua mademoiselle Saget, ce n’est pas un grand mal, tant que les imprudences tombent dans les oreilles d’une personne comme moi. Vous savez, je me laisserais plutôt couper la main… Ainsi, hier soir, monsieur Quenu disait…

Elle s’arrêta encore. Lisa avait eu un léger mouvement.

— Monsieur Quenu disait qu’il fallait fusiller les ministres, les députés, et tout le tremblement.

Cette fois, la charcutière se tourna brusquement, toute blanche, les mains serrées sur son tablier.

— Quenu a dit ça ? demanda-t-elle d’une voix brève.

— Et d’autres choses encore dont je ne me souviens pas. Vous comprenez, c’est moi qui l’ai entendu… Ne vous tourmentez donc pas comme ça, madame Quenu. Vous savez qu’avec moi, rien ne sort ; je suis assez grande fille pour peser ce qui conduirait un homme trop loin… C’est entre nous.

Lisa s’était remise. Elle avait l’orgueil de la paix honnête de son ménage, elle n’avouait pas le moindre nuage entre elle et son mari. Aussi finit-elle par hausser les épaules, en murmurant, avec un sourire :

— C’est des bêtises à faire rire les enfants.

Quand les trois femmes furent sur le trottoir, elles convinrent que la belle Lisa avait fait une drôle de mine. Tout ça, le cousin, les Méhudin, Gavard, les Quenu, avec leurs histoires auxquelles personne ne comprenait rien, ça finirait mal. Madame Lecœur demanda ce qu’on faisait des gens arrêtés « pour la politique ». Mademoiselle Saget savait seulement qu’ils ne paraissaient plus, plus jamais ; ce qui poussa la Sarriette à dire qu’on les jetait peut-être à la Seine, comme Jules le demandait.

La charcutière, au déjeuner et au dîner, évita toute allusion. Le soir, quand Florent et Quenu s’en allèrent chez monsieur Lebigre, elle ne parut pas avoir plus de sévérité dans les yeux. Mais justement, ce soir là, la question de la prochaine constitution fut débattue, et il était une heure du matin, lorsque ces messieurs se décidèrent à quitter le cabinet ; les volets étaient mis, ils durent passer par la petite porte, un à un, en arrondissant l’échine. Quenu rentra, la conscience inquiète. Il ouvrit les trois ou quatre portes du logement, le plus doucement possible, marchant sur la pointe des pieds, traversant le salon, les bras tendus, pour ne pas heurter les meubles. Tout dormait. Dans la chambre, il fut très contrarié de voir que Lisa avait laissé la bougie allumée ; cette bougie brûlait au milieu du grand silence, avec une flamme haute et triste. Comme il ôtait ses souliers et les posait sur un coin du tapis, la pendule sonna une heure et demie, d’un timbre si clair, qu’il se retourna consterné, redoutant de faire un mouvement, regardant d’un air de furieux reproche le Gutenberg doré qui luisait, le doigt sur un livre. Il ne voyait que le dos de Lisa, avec sa tête enfouie dans l’oreiller ; mais il sentait bien qu’elle ne dormait pas, qu’elle devait avoir les yeux tout grands ouverts, sur le mur. Ce dos énorme, très gras aux épaules, était blême, d’une colère contenue ; il se renflait, gardait l’immobilité et le poids d’une accusation sans réplique. Quenu, tout à fait décontenancé par l’extrême sévérité de ce dos qui semblait l’examiner avec la face épaisse d’un juge, se coula sous les couvertures, souffla la bougie, se tint sage. Il était resté sur le bord, pour ne point toucher sa femme. Elle ne dormait toujours pas, il l’aurait juré. Puis, il céda au sommeil, désespéré de ce qu’elle ne parlait point, n’osant lui dire bonsoir, se trouvant sans force contre cette masse implacable qui barrait le lit à ses soumissions.

Le lendemain, il dormit tard. Quand il s’éveilla, l’édredon au menton, vautré au milieu du lit, il vit Lisa, assise devant le secrétaire, qui mettait des papiers en ordre ; elle s’était levée, sans qu’il s’en aperçût, dans le gros sommeil de son dévergondage de la veille. Il prit courage, il lui dit, du fond de l’alcôve :

— Tiens ! pourquoi ne m’as-tu pas réveillé ?… Qu’est-ce que tu fais là ?

— Je range ces tiroirs, répondit-elle, très calme, de sa voix ordinaire.

Il se sentit soulagé. Mais elle ajouta :

— On ne sait pas ce qui peut arriver ; si la police venait…

— Comment, la police ?

— Certainement, puisque tu t’occupes de politique, maintenant.

Il s’assit sur son séant, hors de lui, frappé en pleine poitrine par cette attaque rude et imprévue.

— Je m’occupe de politique, je m’occupe de politique, répétait-il ; la police n’a rien à voir là-dedans, je ne me compromets pas.

— Non, reprit Lisa avec un haussement d’épaules, tu parles simplement de faire fusiller tout le monde.

— Moi ! moi !

— Et tu cries cela chez un marchand de vin… Mademoiselle Saget t’a entendu. Tout le quartier, à cette heure, sait que tu es un rouge.

Du coup, il se recoucha. Il n’était pas encore bien éveillé. Les paroles de Lisa retentissaient, comme s’il eût déjà entendu les fortes bottes des gendarmes, à la porte de la chambre. Il la regardait, coiffée, serrée dans son corset, sur son pied de toilette habituel, et il s’ahurissait davantage, à la trouver si correcte dans cette circonstance dramatique.

— Tu le sais, je te laisse absolument libre, reprit-elle après un silence, tout en continuant à classer les papiers ; je ne veux pas porter les culottes, comme on dit… Tu es le maître, tu peux risquer ta situation, compromettre notre crédit, ruiner la maison… Moi, je n’aurai plus tard qu’à sauvegarder les intérêts de Pauline.

Il protesta, mais elle le fit taire d’un geste, en ajoutant :

— Non, ne dis rien, ce n’est pas une querelle, pas même une explication, que je provoque… Ah ! si tu m’avais demandé conseil, si nous avions causé de ça ensemble, je ne dis pas ! On a tort de croire que les femmes n’entendent rien à la politique… Veux-tu que je te la dise, ma politique, à moi ?

 

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Mademoiselle Saget

 

Elle s’était levée, elle allait du lit à la fenêtre, enlevant du doigt les grains de poussière qu’elle apercevait sur l’acajou luisant de l’armoire à glace et de la toilette-commode.

— C’est la politique des honnêtes gens… Je suis reconnaissante au gouvernement, quand mon commerce va bien, quand je mange ma soupe tranquille, et que je dors sans être réveillée par des coups de fusil… C’était du propre, n’est-ce pas, en 48 ? L’oncle Gradelle, un digne homme, nous a montré ses livres de ce temps-là. Il a perdu plus de six mille francs… Maintenant que nous avons l’Empire, tout marche, tout se vend. Tu ne peux pas dire le contraire… Alors, qu’est-ce que vous voulez ? Qu’est-ce que vous aurez de plus, quand vous aurez fusillé tout le monde ?

Elle se planta devant la table de nuit, les mains croisées, en face de Quenu, qui disparaissait sous l’édredon. Il essaya d’expliquer ce que ces messieurs voulaient ; mais il s’embarrassait dans les systèmes politiques et sociaux de Charvet et de Florent, il parlait des principes méconnus, de l’avènement de la démocratie, de la régénération des sociétés, mêlant le tout d’une si étrange façon, que Lisa haussa les épaules, sans comprendre. Enfin, il se sauva en tapant sur l’Empire : c’était le règne de la débauche, des affaires véreuses, du vol à main armée.

— Vois-tu, dit-il en se souvenant d’une phrase de Logre, nous sommes la proie d’une bande d’aventuriers qui pillent, qui violent, qui assassinent la France… Il n’en faut plus !

Lisa haussait toujours les épaules.

— C’est tout ce que tu as à dire ? demanda-t-elle avec son beau sang-froid. Qu’est-ce que ça me fait, ce que tu racontes là ? Quand ce serait vrai, après ?… Est-ce que je te conseille d’être un malhonnête homme, moi ? Est-ce que je te pousse à ne pas payer tes billets, à tromper les clients, à entasser trop vite des pièces de cent sous mal acquises ?… Tu me ferais mettre en colère, à la fin ! Nous sommes de braves gens, nous autres, qui ne pillons et qui n’assassinons personne. Cela suffit. Les autres, ça ne me regarde pas ; qu’ils soient des canailles, s’ils veulent !

Elle était superbe et triomphante. Elle se remit à marcher, le buste haut, continuant :

— Pour faire plaisir à ceux qui n’ont rien, il faudrait alors ne pas gagner sa vie… Certainement que je profite du bon moment et que je soutiens le gouvernement qui fait aller le commerce. S’il commet de vilaines choses, je ne veux pas le savoir. Moi, je sais que je n’en commets pas, je ne crains point qu’on me montre au doigt dans le quartier. Ce serait trop bête de se battre contre des moulins à vent… Tu te souviens, aux élections, Gavard disait que le candidat de l’empereur était un homme qui avait fait faillite, qui se trouvait compromis dans de sales histoires. Ça pouvait être vrai, je ne dis pas non. Tu n’en as pas moins très sagement agi en votant pour lui, parce que la question n’était pas là, qu’on ne te demandait pas de prêter de l’argent, ni de faire des affaires avec ce monsieur, mais de montrer au gouvernement que tu étais satisfait de voir prospérer la charcuterie.

Cependant Quenu se rappelait une phrase de Charvet, cette fois, qui déclarait que « ces bourgeois empâtés, ces boutiquiers engraissés, prêtant leur soutien à un gouvernement d’indigestion générale, devaient être jetés les premiers au cloaque ». C’était grâce à eux, grâce à leur égoïsme du ventre, que le despotisme s’imposait et rongeait une nation. Il tâchait d’aller jusqu’au bout de la phrase, quand Lisa lui coupa la parole, emportée par l’indignation.

— Laisse donc ! ma conscience ne me reproche rien. Je ne dois pas un sou, je ne suis dans aucun tripotage, j’achète et je vends de bonne marchandise, je ne fais pas payer plus cher que le voisin… C’est bon pour nos cousins, les Saccard, ce que tu dis là. Ils font semblant de ne pas même savoir que je suis à Paris ; mais je suis plus fière qu’eux, je me moque pas mal de leurs millions. On dit que Saccard trafique dans les démolitions, qu’il vole tout le monde. Ça ne m’étonne pas, il partait pour ça. Il aime l’argent à se rouler dessus, pour le jeter ensuite par les fenêtres, comme un imbécile… Qu’on mette en cause les hommes de sa trempe, qui réalisent des fortunes trop grosses, je le comprends. Moi, si tu veux le savoir, je n’estime pas Saccard… Mais nous, nous qui vivons si tranquilles, qui mettrons quinze ans à amasser une aisance, nous qui ne nous occupons pas de politique, dont tout le souci est d’élever notre fille et de mener à bien notre barque ! allons donc, tu veux rire, nous sommes d’honnêtes gens !

Elle vint s’asseoir au bord du lit. Quenu était ébranlé.

— Écoute-moi bien, reprit-elle d’une voix plus profonde. Tu ne veux pas, je pense, qu’on vienne piller ta boutique, vider ta cave, voler ton argent ? Si ces hommes de chez monsieur Lebigre triomphaient, crois-tu que, le lendemain, tu serais chaudement couché comme tu es là ? et quand tu descendrais à la cuisine, crois-tu que tu te mettrais paisiblement à tes galantines, comme tu le feras tout à l’heure ? Non, n’est-ce pas ?… Alors, pourquoi parles-tu de renverser le gouvernement, qui te protège et te permet de faire des économies ? Tu as une femme, tu as une fille, tu te dois à elles avant tout. Tu serais coupable, si tu risquais leur bonheur. Il n’y a que les gens sans feu ni lieu, n’ayant rien à perdre, qui veulent des coups de fusil. Tu n’entends pas être le dindon de la farce, peut-être ! Reste donc chez toi, grande bête, dors bien, mange bien, gagne de l’argent, aie la conscience tranquille, dis-toi que la France se débarbouillera toute seule, si l’Empire la tracasse. Elle n’a pas besoin de toi, la France !

Elle riait de son beau rire, Quenu était tout à fait convaincu. Elle avait raison, après tout ; et c’était une belle femme, sur le bord du lit, peignée de si bonne heure, si propre et si fraîche, avec son linge éblouissant. En écoutant Lisa, il regardait leurs portraits, aux deux côtés de la cheminée ; certainement, ils étaient des gens honnêtes, ils avaient l’air très comme il faut, habillés de noir, dans les cadres dorés. La chambre, elle aussi, lui parut une chambre de personnes distinguées ; les carrés de guipure mettaient une sorte de probité sur les chaises ; le tapis, les rideaux, les vases de porcelaine à paysages, disaient leur travail et leur goût du confortable. Alors, il s’enfonça davantage sous l’édredon, où il cuisait doucement, dans une chaleur de baignoire. Il lui sembla qu’il avait failli perdre tout cela chez monsieur Lebigre, son lit énorme, sa chambre si bien close, sa charcuterie, à laquelle il songeait maintenant avec des remords attendris. Et, de Lisa, des meubles, de ces choses douces qui l’entouraient, montait un bien-être qui l’étouffait un peu, d’une façon délicieuse.

— Bêta, lui dit sa femme en le voyant vaincu, tu avais pris un beau chemin. Mais, vois-tu, il aurait fallu nous passer sur le corps, à Pauline et à moi… Et ne te mêle plus de juger le gouvernement, n’est-ce pas ? Tous les gouvernements sont les mêmes, d’abord. On soutient celui-là, on en soutiendrait un autre, c’est nécessaire. Le tout, quand on est vieux, est de manger ses rentes en paix, avec la certitude de les avoir bien gagnées.

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« Elle n’a pas besoin de toi, la France. »

 

Quenu approuvait de la tête. Il voulut commencer une justification.

— C’est Gavard… murmura-t-il.

Mais elle devint sérieuse, elle l’interrompit avec brusquerie.

— Non, ce n’est pas Gavard… Je sais qui c’est. Celui-là ferait bien de songer à sa propre sûreté, avant de compromettre les autres.

— C’est de Florent que tu veux parler ? demanda timidement Quenu, après un silence.

Elle ne répondit pas tout de suite. Elle se leva, retourna au secrétaire, comme faisant effort pour se contenir. Puis, d’une voix nette :

— Oui, de Florent… Tu sais combien je suis patiente. Pour rien au monde, je ne voudrais me mettre entre ton frère et toi. Les liens de famille, c’est sacré. Mais la mesure est comble, à la fin. Depuis que ton frère est ici, tout va de mal en pis… D’ailleurs, non, je ne veux rien dire, ça vaudra mieux.

Il y eut un nouveau silence. Et, comme son mari regardait le plafond de l’alcôve, l’air embarrassé, elle reprit avec plus de violence :

— Enfin, on ne peut pas dire, il ne semble pas même comprendre ce que nous faisons pour lui. Nous nous sommes gênés, nous lui avons donné la chambre d’Augustine, et la pauvre fille couche sans se plaindre dans un cabinet où elle manque d’air. Nous le nourrissons matin et soir, nous sommes aux petits soins… Rien. Il accepte cela naturellement. Il gagne de l’argent, et on ne sait seulement pas où ça passe, ou plutôt on ne le sait que trop.

— Il y a l’héritage, hasarda Quenu, qui souffrait d’entendre accuser son frère.

Lisa resta toute droite, comme étourdie. Sa colère tomba.

— Tu as raison, il y a l’héritage… Voilà le compte, dans ce tiroir. Il n’en a pas voulu, tu étais là, tu te souviens ? Cela prouve que c’est un garçon sans cervelle et sans conduite. S’il avait la moindre idée, il aurait déjà fait quelque chose avec cet argent… Moi, je voudrais bien ne plus l’avoir, ça nous débarrasserait… Je lui en ai déjà parlé deux fois ; mais il refuse de m’écouter. Tu devrais le décider à le prendre, toi… Tâche d’en causer avec lui, n’est-ce pas ?

Quenu répondit par un grognement, Lisa évita d’insister, ayant mis, croyait-elle, toute l’honnêteté de son côté.

— Non, ce n’est pas un garçon comme un autre, recommença-t-elle. Il n’est pas rassurant, que veux-tu ! Je te dis ça, parce que nous en causons… Je ne m’occupe pas de sa conduite, qui fait déjà beaucoup jaser sur nous dans le quartier. Qu’il mange, qu’il couche, qu’il nous gêne, on peut le tolérer. Seulement, ce que je ne lui permettrai pas, c’est de nous fourrer dans sa politique. S’il te monte encore la tête, s’il nous compromet le moins du monde, je t’avertis que je me débarrasserai de lui carrément… Je t’avertis, tu comprends !

Florent était condamné. Elle faisait un véritable effort pour ne pas se soulager, laisser couler le flot de rancune amassée qu’elle avait sur le cœur. Il heurtait tous ses instincts, la blessait, l’épouvantait, la rendait véritablement malheureuse. Elle murmura encore :

— Un homme qui a eu les plus vilaines aventures, qui n’a pas su se créer seulement un chez lui… Je comprends qu’il veuille des coups de fusil. Qu’il aille en recevoir, s’il les aime ; mais qu’il laisse les braves gens à leur famille… Puis il ne me plaît pas, voilà ! Il sent le poisson, le soir, à table. Ça m’empêche de manger. Lui, n’en perd pas une bouchée ; et pour ce que ça lui profite ! Il ne peut pas seulement engraisser, le malheureux, tant il est rongé de méchanceté.

Elle s’était approchée de la fenêtre. Elle vit Florent qui traversait la rue Rambuteau, pour se rendre à la poissonnerie. L’arrivage de la marée débordait, ce matin-là ; les mannes avaient de grandes moires d’argent, les criées grondaient. Lisa suivit les épaules pointues de son beau-frère entrant dans les odeurs fortes des Halles, l’échine pliée, avec cette nausée de l’estomac qui lui montait aux tempes ; et le regard dont elle l’accompagnait était celui d’une combattante, d’une femme résolue au triomphe.

Quand elle se retourna, Quenu se levait. En chemise, les pieds dans la douceur du tapis de mousse, encore tout chaud de la bonne chaleur de l’édredon, il était blême, affligé de la mésintelligence de son frère et de sa femme. Mais Lisa eut un de ses beaux sourires. Elle le toucha beaucoup en lui donnant ses chaussettes.

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Marjolin et Cadine